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Beethoven a vu le jour en 1772 dans la ville néerlandaise de Zutphen. Nous célébrons en 2022 son 250e anniversaire. Gstaad Menuhin Festival & Academy est le seul festival au monde à fêter la bonne année. Comment donc? Fake news? 

Il existe en effet des sources évoquant le séjour des parents de Beethoven à Zutphen en 1772 en compagnie d'une société de musique et la naissance à cette époque d'un Ludwig dans la ferme française de la ville. C'est ce que rapporte le directeur du musée de la cité, Jurn Buisman, qui raconte l'histoire sur le site de l'institution (https://geelvinck.nl/) ainsi que dans le journal De Volkskrant. Les spéculations autour de l'année de naissance de Beethoven ne datent pas d'hier et fleurissent déjà peu après son décès. Selon le General-Anzeiger de Bonn de l'année 2017, un certain Monsieur van Marwijk émet vers 1835 déjà des doutes quant à l'année 1770 et le lieu de naissance de Bonn, et prétend que Beethoven serait né en 1772 à l'auberge «De Fransche tuin» [«Le Jardin français»] à Zutphen – une thèse qui sera fortement mise en doute par des spécialistes renommés du compositeur. Pour toutes les questions en lien avec Beethoven, la Beethoven-Haus de Bonn fait figure d'instance de référence. Et chez elle aussi, le département de recherche émet de sérieux doutes quant à la thèse d'une naissance en 1772, s'appuyant sur un élément à ses yeux indubitable: l'inscription du jeune enfant dans le registre des baptêmes à Bonn en date du 17 décembre 1770. Un argument qui ne désarme pas les partisans de la thèse de 1772, qui lui opposent l'existence d'un frère plus âgé, mort en bas âge et qui se serait également prénommé Ludwig. Last but not least, Beethoven lui-même semble confirmer cette version, lorsqu'il affirme que son père l'aurait un jour présenté comme un «enfant-prodige de onze ans» alors qu'il en avait déjà treize. Mais il est possible en même temps qu'en rédigeant en 1802 son fameux «Testament de Heiligenstadt», il se soit lui-même trompé de quelques années en indiquant son âge… 

Se non è vero, è ben trovato. Si ce n'est pas vrai, c'est bien trouvé. Consacrée à Vienne avec un focus sur Beethoven, notre édition 2020 a dû être annulée en raison de la pandémie de COVID-19. Cette thèse nous est donc apparue comme une forme de signe, de «légitimation» de notre décision de repousser de deux ans notre jubilé Beethoven. En même temps, Sir András Schiff l'a très bien dit lors de son mémorable récital Beethoven donné dans le cadre du Pop-up-Festival 2020 by Gstaad Menuhin Festival: le génie de Bonn n'a pas besoin de chiffre rond pour être célébré. Beethoven incarne la substance, le couronnement et l'accomplissement du classicisme viennois, et constitue ainsi la colonne vertébrale de tout festival classique. 

Les Fake news ne datent pas d'hier dans le monde musical: prenez les enfants-prodiges que l'on rend encore plus jeunes qu'ils ne le sont, les théories absurdes autour de l'âge des chanteuses et des chanteurs, les droits d'auteur foulés aux pieds, les compositrices et compositeurs qui se servent chez les concurrents, pour ne citer que quelques exemples. Laissons donc la théorie de Zutphen de côté et concentrons-nous sur ce qui en vaut vraiment la peine. Ce qui compte pour nous, c'est la substance de la musique. Et notre objectif est toujours le même: proposer de cette musique des lectures profondes et lumineuses. 

Lorsqu'en 2020 le monde entier célébrait le 250e anniversaire de la naissance de Ludwig van Beethoven, tous les regards convergeaient vers la ville qui a vu naître et s'épanouir son art: Vienne. C'est à Vienne, en effet, métropole musicale par excellence, qu'il s'est formé, qu'il a trouvé son inspiration et vu son génie aiguillonné par les concerts et les grands modèles. C'est là que sa musique a pu s'épanouir grâce au soutien de mécènes, là où il est demeuré jusqu'à sa mort en 1827, à l'âge de 56 ans. 

L'histoire d'amour qui unit Vienne aux plus hautes sphères de la création musicale prend son envol à l'époque baroque, dans l'orbite de la cour et de la noblesse. La bourgeoisie entre dans la danse plus tard, durant ce que l'on a appelé le «Biedermeier». Aujourd'hui, la ville rayonne dans tous les genres et toutes les couleurs de la musique. Le tourisme culturel y fleurit davantage que partout ailleurs, au point de servir de modèle aux plus grandes métropoles de la planète dans la manière de fusionner et de faire fructifier le mariage entre histoire de la musique et temps présent. 

Cette accession au statut de capitale mondiale de la musique, qui ne se reflète pas seulement dans le papier glacé des magazines de l'industrie touristique mais se décline également au quotidien en une offre de concerts d'une qualité et d'une richesse exceptionnelles, Vienne la doit à l'engagement culturel de la dynastie des Habsbourg aux 17e et 18e siècles. Les Habsbourg dominent de vastes territoires en Europe et se considèrent à ce titre comme le centre artistique du monde. La musique est pour eux un outil de pouvoir, un moyen d'afficher l'éclat fastueux de leur cour impériale de Vienne. Alors que d'autres cours d'Europe misent sur l'architecture pour asseoir leur puissance – pensez à Versailles! –, les Habsbourg tablent sur la musique et son pouvoir expressif. Ils invitent pour cela de nombreux compositeurs à Vienne, dont ils financent non seulement le séjour mais entretiennent également des orchestres et des chapelles à leur service. Certains membres de la famille impériale sont eux-mêmes d'excellents musiciens: Marie-Thérèse chante admirablement, tandis que Joseph II se distingue comme violoncelliste et chambriste passionné. Durant les années 1750 à 1770, des compositeurs tels que Johann Joseph Fux, Georg Christoph Wagnseil, Johann Baptist Vanhal, ou encore Matthias Georg Monn se distinguent à la cour par des compositions qui jettent les bases de ce que l'on a appelé le «préclassicisme viennois». À la Wiener Hofoper, l'opéra impérial et ancêtre de l'actuelle Wiener Staatsoper, se distinguent dans les années 1760 des compositeurs comme Gluck et Salieri, mais également le jeune Mozart. L'opera buffa est alors le genre à la mode, et son humour comme son esprit ont une influence non négligeable sur la musique instrumentale de ce dernier (qui livre régulièrement la Hofoper à pafrtir de 1782) comme sur celle de son aîné Joseph Haydn. 

Les premiers feux du classicisme viennois coïncident avec la création en 1771 de la Tonkünstler-Sozietät [Société des musiciens], qui organise les premiers concerts «publics» de la capitale impériale, fréquentés essentiellement par l'aristocratie et la haute bourgeoisie viennoise. 

Le récit que fait dans son journal le chanteur Michael Kelly d'une soirée musicale vécue sous le toit des Anglais Anna Celina Storace et de son frère Stephen Storace en 1784, témoigne de l'atmosphère fantastique qui devait régner à Vienne à cette époque: 
Storace a organisé une soirée de quatuor pour ses amis. Les interprètes étaient passables, aucun d'eux ne sortait du lot; côté aura, par contre, on ne pouvait guère faire mieux:premier violon: Haydnsecond violon: baron Dittersdorf
violoncelle: Vanhal
alto: Mozart
J'y étais et l'on ne peut imaginer plus grand, plus remarquable plaisir.
 

Kelly ne nous donne pas le détail du programme, mais on peut imaginer que les quatre musiciens ont offert au public des extraits de leurs propres compositions. Quel feu d'artifice a dû jaillir des échanges de quatre esprits aussi bouillonnants de créativité! Au point peut-être de faire de cette soirée un moment clé dans l'émancipation du «classicisme viennois»? La rencontre a assurément dû être remplie d'émotion pour Haydn, qui trois ans plus tôt (soit en 1781) déclarait à Leopold Mozart à propos de son fils – une phrase entrée depuis dans la légende: «Je vous le jure sur mon honneur, votre fils est le plus grand compositeur que je connaisse en personne comme de nom: il a du goût, et surtout la plus grande science de la composition qui soit.» 

Enfin débarrassé de ses chaînes salzbourgeoises, Mozart vit depuis 1781 comme compositeur indépendant à Vienne. Mais cette liberté a un prix: il doit lui-même se mettre en quête des commandes. Ces années viennoises n'en demeurent pas moins les plus heureuses et les plus productives de sa courte vie. Il épouse Constanze Weber en 1782. La même année, il présente à la Wiener Hofoper son Singspiel L'Enlèvement au sérail, commande de l'empereur Joseph II. Suivront les grands concertos pour piano, les messes, les symphonies de maturité, les quatuors à cordes, la Petite musique de nuit et, par-dessus tout, le cycle Da Ponte – avec les opéras Le nozze di Figaro, Così fan tutte et Don Giovanni – ainsi qu'en 1791 le Requiem et La flûte enchantée

Haydn est considéré à la fois comme «l'inventeur» de la symphonie – dans sa forme classique en quatre mouvements – et du quatuor à cordes, et comme le précurseur du romantisme. L'attention portée à la famille Mozart et au jeune Beethoven prouve que son talent allait bien au-delà du seul génie créatif: il était un véritable passeur – un découvreur, un facilitateur, un «réseauteur» comme on dirait aujourd'hui. Né en 1732 et mort en 1809, il fait le pont entre trois époques, du dernier baroque aux prémices du romantisme. Son influence sur les génies du classicisme et du romantisme et, plus globalement, sur l'ensemble de la vie musicale viennoise, est inestimable. Il a pourtant vécu et travaillé durant près de trois de décennies hors les murs de la cité: à Eisenstadt, à une quarantaine de kilomètres de là, au service du prince mélomane Paul II Anton Esterházy. De 1761 aux années 1790, il y a littéralement redéfini les codes de la musique du 18e siècle. Et la relative distance d'avec la capitale ne l'a pas empêché de quérir le respect et la reconnaissance de l'ensemble de ses pairs et de devenir le compositeur le plus célèbre de son temps. 

En 1792, un jeune pianiste de 22 ans venu de Bonn croise la route du maître à l'occasion d'un petit-déjeuner organisé par des musiciens de sa cité à la Redoute de Bad Godesberg, sur la route du premier voyage à Londres de Haydn: il s'appelle Beethoven. Haydn décèle immédiatement son génie et l'invite à venir étudier auprès de lui à Vienne. Présent lors de cette première rencontre, le prince-électeur de Cologne, Maximilian Franz, s'engage à continuer à rémunérer Beethoven même une fois installé à Vienne.  

Entre 1792 et 1795, Haydn introduit le jeune Beethoven dans le monde musical viennois. Il le recommande à des mécènes tels que le baron Gottfried van Swieten ou le prince Carl Lichnowsky, lui organise des concerts (appelés «académies») pour lui permettre non seulement de briller comme soliste mais également de présenter sa musique, et il se soucie même de sa bourse en s'assurant qu'il ne manque de rien pour vivre. Une lettre adressée à son protecteur de Bonn, le prince-électeur Max Franz, nous apprend qu'il va même jusqu'à lui avancer en personne quelque argent afin de l'aider à faire face à la cherté de la vie à Vienne: 

Vienne, le 23 novembre 1793Votre Altesse électrice et princière… Les connaisseurs comme les profanes doivent tous reconnaître que Beethoven… est appelé à devenir l'un des plus grands musiciens de son temps, et je pourrai alors avec fierté me faire appeler son maître; je souhaite toutefois qu'il demeure encore un certain temps auprès de moi…… c'est pourquoi je me permets de porter sa situation économique à la connaissance de votre Altesse électrice et princière. 100 Taler lui ont été versés pour l'année écoulée.Je suis persuadé que votre Altesse conviendra bien volontiers qu'une telle somme n'est pas suffisante pour vivre, même chichement, tout en étant certain qu'Elle a les meilleures raisons de l'avoir envoyé dans le monde avec un pécule aussi modeste… Je lui ai dès lors tellement avancé d'argent que sa dette auprès de moi atteint 500 Gulden, dont pas le moindre Kreuzer n'a été dépensé sans raison impérieuse…
Josef Haydn 

Dans ses premières œuvres, Beethoven réalise la fusion des influences de Haydn et de Mozart, ainsi que le fait remarquer l'un de ses mécènes, le comte Ferdinand Ernst Gabriel von Waldstein, avec des mots passés depuis à la postérité: «Par une application incessante, recevez des mains de Haydn l’esprit de Mozart.» 

Voilà Beethoven définitivement installé à Vienne. Durant la première décennie (1792-1802), il compose rien moins que 20 de ses 32 sonates pour piano, beaucoup de musique de chambre, ses deux premiers concertos pour piano et ses deux premières symphonies. Son ascension comme pianiste et comme compositeur se voit toutefois entravée par le plus terrible des maux qui puissent toucher un musicien: la perte progressive de l'audition. Celle-ci se manifeste dès 1798 et se terminera par une surdité totale. 

Cette pathologie ne met pas seulement en péril sa carrière de musicien, elle menace également ses rapports sociaux. Sombrant dans une crise existentielle profonde, il songe à mettre fin à ses jours. Il finit toutefois par se résoudre à son sort funeste et couche sur le papier un texte-confession, rédigé en octobre 1802 à l'issue de la cure de l'ultime espoir (déçu) dans le faubourg viennois de Heiligenstadt: le bien-nommé «testament de Heiligenstadt». La «résurrection» est fulgurante: les années 1802 à 1812 sont les plus fécondes de son existence, avec la composition de 6 de ses 9 symphonies, de la première version de Fidelio, des Concertos pour piano n° 3, 4 et 5, du Triple concerto, de la Fantaisie chorale, ainsi que des quatuors dits «du milieu». L'accentuation de la surdité (dont témoignent ses «carnets de conversation» à partir de 1818) doublée de déceptions sentimentales (thématisées dans sa fameuse lettre «à l'immortelle bien-aimée») et de problèmes matériels, le plongent dans une nouvelle crise, dont il ne parvient à se sortir que très lentement. Ces années sombres voient l'éclosion de chefs-d'œuvre de chambre tels que la Sonate «Hammerklavier» et les deux dernières sonates pour violoncelle. La Missa solemnis découle à l'origine d'une commande que lui passe en 1820 son élève et mécène l'archiduc Rodolphe. Beethoven n'achève l'œuvre que trois ans plus tard, en faisant de plus voler en éclat le cadre fixé par le commanditaire. Les Variations Diabelli voient le jour à la même époque et transcendent de façon identique le carcan formel du genre. Les trois dernières sonates pour piano leur emboîtent le pas, avant l'ultime sursaut créatif des années 1824-1827, marquées par la création d'un groupe de cinq quatuors à cordes, que vient couronner le Quatuor en fa majeur op. 135, dernière œuvre achevée dans laquelle il s'affranchit de toutes les conventions de ce monde pour atteindre une forme de transcendance.  

Par son côté révolutionnaire, la musique de Beethoven est en parfaite adéquation avec son temps: celui d'une Europe en profonde mutation, marquée par la libération de l'individu et de l'esprit humain. Avec ses œuvres clés, il entraîne Vienne dans le romantisme, et à sa suite les principaux centres musicaux du continent. Des ouvrages comme Fidelio – «l'opéra de la libération» –, la Missa solemnis, la Cinquième (dans laquelle «le Destin frappe à la porte»), la Sixième («Pastorale») ou encore la Septième symphonie, incarnent cette nouvelle ère dans leur forme radicalement novatrice. 

Avec Fidelio et son histoire de sauvetage d'un héros innocent en grand danger, Beethoven saisit l'occasion de s'élever contre toute forme de tyrannie en brandissant comme valeurs fondamentales la liberté politique, la justice et la fraternité. Avec la Missa solemnis, le compositeur s'affranchit clairement de la tradition en livrant une œuvre dont on sent qu'elle n'a pas été écrite pour l'église. Elle est l'expression du credo personnel de Beethoven et n'a de messe que l'habit formel, offrant aujourd'hui encore le visage d'une œuvre utopiste. Nulle part ailleurs le génie n'a livré avec autant de clarté, de vérité, sa personnalité, sa vision de la vie et sa souffrance. 

Alors que dans les années 1820, en raison de sa surdité, Beethoven vit à Vienne de façon plutôt retirée, Franz Schubert fait résonner ses lieder et sa musique de chambre dans le cadre de ce que l'on a appelé les «Schubertiades», aubades privées créées pour contourner la censure de la police d'Etat du chancelier Metternich. C'est ainsi que se dévoilent par bribes les airs qui constitueront plus tard de célèbres cycles comme la Winterreise, lors de concerts privés organisés par les familles Schober, Sonnleithner ou Bruchmann. 

L'œuvre de Schubert se déploie en marge du Biedermeier, ce courant esthétique qui apparaît dans la capitale impériale dès 1815, à la suite du Congrès de Vienne. La bourgeoisie naissante pratique volontiers la musique à domicile, mais l'art subtile du maître du lied ne se laisse que difficilement enfermer dans le corset étriqué des goûts de ce nouveau public. À l'image de Beethoven dans ses dernières années de vie, Schubert donne naissance à des pages sans nulles autres pareilles, qui sous une apparence traditionnelle du point de vue de la forme, nous entraînent esthétiquement – émotionnellement – dans une autre dimension. 

L'avènement de cette nouvelle bourgeoisie de l'époque Biedermeier est marqué par le développement d'une forme d'épicurisme au sein de la société. On se rend au concert, fréquente les salons et les cafés, commence à s'intéresser aux beautés de la nature en allant se promener au Prater ou dans le Wienerwald. L'Orchestre philharmonique de Vienne est fondé en 1842. En 1868 c'est au tour de la Wiener Staatsoper d'ouvrir ses portes, prenant la suite de la Hofoper impériale. Au début du 20e siècle, les Viennois décident l'érection du Wiener Konzerthaus, qui demeure aujourd'hui encore la principale salle de concerts classiques de la capitale avec le Musikverein. Le Wiener Concertverein est créé, de son côté, en 1900; il est l'ancêtre des Wiener Symphoniker. Last but not least, les Wiener Singerknaben, s'ils existent depuis 1498, d'abord en tant que Hofsängerknaben impériaux (sous le nom de Hofcapell-Singknaben), ont été constitués dans leur forme actuelle en 1924.

Le Biedermeier marque également l'essor de la valse, dont Vienne est la capitale incontestable et incontestée. Elle a pour origine le ländler, dansé principalement en plein air. Pour le peuple, qui se presse en masse pour la danser, elle constitue un espace privilégié où la joie de vivre est admise, un havre de paix pour oublier, l'espace d'une soirée, que l'on vit dans un Etat policier aux règles extrêmement rigoureuses. Certains compositeurs et maîtres de chapelle sont célébrés comme de véritables stars, à l'image de Johann Strauss Père et de Joseph Lanner

La valse viennoise a été dans son histoire l'expression déguisée de pensées politiques séditieuses et qualifiée par exemple de «Marseillaise du cœur» par Eduard Hanslick. Elle aurait «épargné à Vienne la révolution», tandis que Johann Strauss était lui-même baptisé le «Napoléon autrichien» (Henrich Laube). Célébré comme «le roi de la valse» et incarnant jusqu'à aujourd'hui le visage de cette danse (comme de l'opérette d'ailleurs), Johann Strauss Fils est au cœur chaque année du célébrissime Concert du Nouvel-An viennois, organisé par l'Orchestre philharmonique sous les ors de la grande salle du Musikverein et regardé en direct à la télévision par des millions de personnes à travers le monde. 

Face à cet art du divertissement en passe de devenir une véritable industrie, des brèches se font jour au cours du 19e siècle déjà. L'éclatement du carcan symphonique romantique sous la plume d'Anton Bruckner et de Gustav Mahler fait que leurs créations peinent à atteindre le grand public à Vienne. Et ce n'est rien encore comparé au raz-de-marée qui se prépare à l'aube du 20e siècle avec les représentants de la «Seconde Ecole de Vienne»: les Alban Berg et Anton Webern qui, autour de leur mentor Arnold Schönberg, ébranlent la structure même du langage musical en prônant le dodécaphonisme, avec pour conséquence la création d'œuvres faisant prévaloir la technique – la construction – sur la composition. 

Malgré la stupéfaction du public face à ce virage pour le moins radical, les apôtres de cette Seconde Ecole de Vienne voient leur action comme s'inscrivant dans la droite ligne de la tradition classique viennoise, à travers l'héritage de Johannes Brahms et de Gustav Mahler

L'influence de l'authentique «Wiener Lied» – celui que l'on chante dans la rue, dans les pintes et les salons – se manifeste principalement dans les opérettes de Franz Lehár (Ich bin ein Wienerkind), Johann Strauss Fils (Draussen in Sievering), ou encore Robert Stolz (Im Prater blüh'n wieder die Bäume). Le lied est-il pour autant un art typiquement viennois? Une chose est sûre: les compositeurs viennois du temps de la Sécession – ces années autour de 1900 qui marquent une forme de rupture – continuent à développer le genre. On peut citer Alexander von Zemlinsky avec ses Walzergesänge, Arnold Schönberg et ses Cabaret Songs ou, plus tard, entre les deux guerres, Erich Wolfgang Korngold avec son Sonett für Wien, ou encore Erich Zeisl et ses Brettl-Lieder. Ces pages se caractérisent souvent par un message double, elles interpellent par leur côté tantôt tragique, tantôt humoristique.

Et surtout elles sont traversées par cet humour viennois et ce «Schmäh» si difficile à comprendre pour les non-viennois. Tandis que le profane a tendance à l'assimiler à une forme d'insulte, à Vienne, au contraire, il est synonyme de «charme», de civilité – même si, c'est vrai, il peut aussi véhiculer des allusions indirectes, voire même cachées, se doublant souvent d'une bonne dose d'humour noir. Ainsi, on peut légitimement se demander pourquoi il faudrait rire en écoutant Tauben vergiften im Park [Empoisonner les pigeons dans le parc]? Dans son lied, Georg Kreisler ne donne pas de réponse claire, nous embrumant au contraire dans l'univers de la duplicité. 

Au final, ce ne sont pas tant les clichés dorés de l'imagerie impériale, ni l'industrie de la valse surfant sur le fil du kitsch et usant jusqu'à l'indigestion de l'image idyllique de Sissi, qui ont fait de Vienne la capitale mondiale de la musique qu'elle est aujourd'hui, mais bien les grandes figures du classicisme – Haydn, Mozart, Beethoven et Schubert –, le Biedermeier – qui a rendu possible l'éclosion d'un nouveau public bourgeois et, à travers lui, d'institutions toujours actives telles que le Musikverein et l'Orchestre philharmonique – ainsi que les «titans» de la fin du 19e siècle – Brahms, Bruckner, Mahler. 

Nous vous invitons à revivre, en plus de 65 concerts, les grandes étapes de cette épopée viennoise, du 15 juillet au 3 septembre 2022. 

Soyez les bienvenus au 66e Gstaad Menuhin Festival & Academy! 

Christoph Müller, directeur artistique